Euro,  monnaie  artificielle  pour  gouvernance  virtuelle  ?
 
    

Niall  FERGUSON,  professeur  d'histoire  à l 'université  de  Harvard
Pourquoi la survie à long terme de l'euro est improbable
Source : La Tribune.fr - 15/02/2011 | 11:33 - 2|
Copyright Reuters
Dans  un long entretien à La Tribune, Niall Ferguson, professeur d'histoire à  l'université de Harvard, porte un regard pessimiste sur l'Europe. Il se  dit certain que les mouvements populistes ont de beaux jours devant  eux. Et il s'interroge sur les effets de la montée en puissance de la  Chine.
Vous  êtes l'un des premiers à avoir analysé la crise qui a touché l'économie  mondiale à partir de 2007. Pouvons-nous dire que nous sommes  aujourd'hui sortis de cette crise ?
Le  monde a dû faire face une grande dépression. Heureusement, nous avons  eu recours à des mesures fiscales et monétaires massives qui nous ont  permis d'en atténuer les effets. Et aujourd'hui, après ces mesures de  soutien excessives, nous avons la gueule de bois. Celle-ci prend la  forme d'une crise de dette souveraine, qui s'étend chaque fois qu'un  pays est attaqué par les marchés financiers, parce qu'il trop endetté.  Est-ce que cet enchaînement va aller au-delà de la zone euro et  traverser l'Atlantique ou prendre la direction du Japon ? J'en suis  convaincu depuis un petit moment, parce que les déficits ou  l'endettement de ces pays n'ont rien à envier à ceux que nous surnommons  les Pigs, je veux parler du Portugal, de la Grèce, de l'Irlande ou de  l'Espagne. Voilà pourquoi je m'attends à un changement significatif de  la perception des investisseurs, sur l'aspect risqué des obligations  japonaises ou américaines. Changement qui se traduirait par un mouvement  à la hausse des taux d'intérêt nominaux, avec des conséquences très  importantes pour ces pays. C'est le grand risque que court actuellement  l'économie mondiale, étant donnée la taille des économies japonaise et  américaine.
Lors  du dernier World Economic Forum à Davos, de nombreux intervenants ont  insisté sur l'écart croissant entre la bonne santé des économies  émergentes et le marasme des pays industrialisés. Partagez-vous cette  analyse?
Sur  un plan historique la crise financière est un épiphénomène. Il s'agit  d'un événement relativement discret qui intervient dans le contexte d'un  déplacement massif du pouvoir économique de l'Occident vers l'Orient.  En réalité, cette crise n'a fait qu'accélérer ce transfert, qui avait  débuté bien avant 2007.
Est-ce que dans l'histoire, le monde a connu de tels transferts de pouvoir?
Si  on regarde un peu plus d'un siècle en arrière, on a connu un phénomène  comparable, lorsque les États-Unis et l'Allemagne ont pris le pas sur la  Grande Bretagne dans le palmarès des puissances industrielles. Dans le  premier cas, ce changement s'est fait en douceur, les Etats-Unis  doublant la Grande Bretagne dans les années 1870, et cette dernière  acceptant très bien sa relégation graduelle d'un statut de senior à  celui de junior dans le cadre d'un partenariat anglo-américain. En  revanche, dans le cas de l'Allemagne, même si ce pays avait des  affinités culturelles avec la Grande Bretagne, le résultat a été un  conflit désastreux. Aujourd'hui, lorsqu'on se penche sur la relation  sino-américaine, on peut se poser des questions. Est-ce que le  partenariat économique sino-américain va continuer à exister ? S'il  devait disparaître, par quoi serait-il remplacé ? Par une simple  compétition entre deux rivaux, ou par quelque chose de plus sérieux,  voire par un conflit?
Quel est votre pronostic?
Je  ne suis pas fondamentalement pessimiste et je ne crois pas que nous  sommes à l'aube d'un nouveau type de guerre froide, ou qu'un jour  éclateront de véritables guerres entre les États-Unis et la Chine. Ce  n'est pas inévitable. Mais parallèlement, si l'on considère l'importance  de la demande chinoise en matières première, demande qui va aller en  s'amplifiant, et l'offre mondiale de ces ressources minières ou  naturelles, il parait probable qu'une rivalité va s'instaurer entre les  puissances occidentales et la Chine. Ce ne serait pas une surprenant,  dans la mesure où la plupart des grands conflits de l'ère moderne ont eu  pour enjeu des matières premières. Au XVIe et XVIIe, on s'est battu  pour l'or et l'argent, au XVIIIe pour le sucre et les épices, au XIXe  pour le charbon, au XXe siècle pour le pétrole...Voilà pourquoi je ne  serais pas surpris de voir le partenariat sino-américain, qui remonte à  1972, prendre fin. Et je pense que nous assistons actuellement à sa  désintégration.
Vous vous placez dans une perspective de long terme ?
Pas  tant que ça. En fait, on entend déjà beaucoup de critiques chinoises  sur la politique américaine. Quand j'étais à Pékin en novembre dernier,  les Chinois ne cessaient de taper sur Ben Bernanke pour sa politique  monétaire QE2. Sur le plan militaire, la visite à Pékin du Secrétaire à  la défense Robert Gates en janvier a été marquée par des signaux très  symboliques de la montée en puissance militaire de la Chine. Nous avons  déjà des preuves que ce mariage prend l'eau. La réalité, c'est que ce  qu'on appelle la Chinamérique se résumait à un mariage économique entre  un épargnant et un dépensier et j'ai toujours pensé que des alliances de  cette nature ne durent pas. Passé un certain point, il s'agit d'une  amitié très illusoire. Et pour des raisons essentiellement économiques,  on va surgir des frictions entre les deux puissances.
Au  cours de la prochaine décennie, il est peu probable que ces tensions  prennent un tour militaire mais sur le plan diplomatique, on voit déjà  les Chinois entrain de se positionner dans la région Asie Pacifique. À  Séoul par exemple, les Coréens reconnaissent que la Chine est déjà  devenue la puissance dominante. Que c'est le pays avec lequel ils ne  veulent pas avoir d'ennuis. Or Washington n'a pas encore pris la pleine  mesure de ce changement. Sans doute parce qu'au cours de la dernière  décennie, les administrations successives se sont surtout concentrées  sur le Moyen Orient et les conflits en Irak et en Afghanistan. Mais au  cours de la même période, la Chine a émergé si rapidement, qu'en termes  de PIB calculé en parité de pouvoir d'achat, la Chine, en y incluant  Taïwan et Hongkong a déjà atteint la taille des États-Unis. Et pourtant,  les Américains sont toujours persuadés que le partenariat  sino-américain est inscrit dans la durée. "Ils ont besoin de nous autant  que nous avons besoin d'eux", expliquent les officiels américains. Mais  ils se trompent : chaque année, la Chine a de moins en moins besoin des  États-Unis. Inversement, les États-Unis ont de plus en plus besoin de  la Chine.
La crise de la dette souveraine semble s'être calmée en Europe, et pourtant vous restez pessimiste. Pourquoi ?
Il  y a déjà dix ans, j'avais annoncé que la zone euro serait une entité  instable parce qu'une union monétaire sans une union fiscale n'est pas  durable. Cette analyse a été validée par la crise. Actuellement, je  crois que la situation reste très fragile, et peut aisément se résumer  par une question : l'électeur chrétien-démocrate allemand est-il prêt à  accepter un changement institutionnel conduisant à des transferts de  revenus de l'Allemagne vers la périphérie de l'Europe? La réponse est  non ! Jusqu'à la réunification du pays, il était admis que l'Allemagne  était le financier du processus d'intégration européenne. Elle devait  fournir la première contribution au budget européen : pour la génération  d'Helmut Kohl, il s'agissait d'une sorte de réparation après la  Deuxième Guerre Mondiale. Les nouvelles générations allemandes ne  ressentent pas la même obligation. Ce qui pose un problème majeur, parce  que s'il n'y a plus personne pour faire des chèques, le processus  d'intégration européenne ne peut pas continuer. En fait, il pourrait  même aller à rebours.
Donc  le premier problème est cet obstacle politique, Angela Merkel ne peut  pas ou ne veut pas expliquer aux citoyens allemands ordinaires pourquoi  ils doivent continuer à financer ce processus. Il y aurait pourtant une  réponse très simple : si les Allemands refusent de continuer à payer,  les banques des Lander allemands vont couler. Car il ne s'agit pas d'une  crise de la dette souveraine, mais d'une crise bancaire, dont  l'épicentre se situe en Allemagne. Mais ce raisonnement échappe  complètement à l'opinion allemande, qui pense qu'elle travaille dur et  doit payer pour ses voisins paresseux.
Pourquoi dites-vous que la construction européenne peut même aller à rebours ?
Nous  vivons une période de désintégration économique, qui est très profonde  et structurelle. Si vous regardez les coûts unitaires du travail, depuis  la création de la zone euro en 1999, vous constatez une divergence, et  non une convergence, ce qui est très problématique. Dans la période  précédente, on aurait résolu le problème avec des dévaluations dans les  pays devenus trop chers. Aujourd'hui, le seul ajustement possible  passerait par des réductions nominales de salaires aux travailleurs  Grecs, Irlandais, Portugais ou Espagnols, ce qui semble très difficile.
Vous voyez un risque d'éclatement de la zone euro ?
Ce  risque est réel et je pense que ce serait une grande erreur de croire  que simplement parce que l'Euro existe maintenant, il sera toujours là  dans 10 ans. Le manque de volonté politique en Allemagne et la  désintégration structurelle à l'œuvre dans la zone euro sont les deux  facteurs qui rendent la survie à long terme de l'euro improbable.  Parallèlement, du point de vue de Berlin, l'euro est un mal nécessaire,  parce que sans lui, les Allemands auraient les mêmes problèmes que les  Suisses avec leur monnaie trop forte. Le meilleur argument pour la  survie de la zone euro est qu'elle sert très efficacement les intérêts  de l'industrie allemande.
Vous voulez dire à cause de son taux de change ?
Exactement  ! Rappelez-vous de la signification de la zone euro : il s'agit d'un  accord qui donnait aux pays excessivement endettés comme la Belgique ou  l'Italie les taux d'intérêt bas allemands, l'Allemagne bénéficiant en  retour d'un taux de change plus faible. C'était ça, le deal ! Mais le  problème aujourd'hui, est qu'en l'absence de transferts du centre vers  la périphérie et sans une véritable intégration du marché du travail, le  seul moyen de maintenir la zone euro dans sa forme actuelle passe par  la déflation dans les pays périphériques. Ou alors,  il faudrait que la  Banque centrale européenne introduise des assouplissements quantitatifs,  du type QE2 et se montre beaucoup plus agressive dans la monétisation  de la dette...
Ca vous parait envisageable ?
La  solution la plus simple pour résoudre la crise de la zone euro serait  que Trichet se transforme en Bernanke, adopte le QE2 et achète des  obligations, et affaiblisse un peu l'euro. Les chinois pourraient  répondre favorablement à cela en achetant encore plus de la dette des  Pigs. L'autre solution, plus dure, serait de demander aux Grecs ou aux  Irlandais de transformer leur déficit de 10% du PIB en un excédent de 5%  du PIB, et c'est impossible ! D'autant qu'il y a un facteur qu'il ne  faut jamais sous estimer en période d'après crise:  ce sont les  conséquences politiques.
Jusqu'à présent, on est plutôt parvenu à les éviter...
Oui,  mais il s'agit d'une combustion lente ! Les gens ont souvent du mal à  réaliser que l'histoire ne se déroule pas au rythme d'un match de  football. Les événements vont à leur rythme, mais déjà nous voyons dans  de nombreux pays européens des tournants politiques majeurs, brisant de  façon irréversible le consensus qui existait entre les chrétiens et  sociaux démocrates depuis l'après-guerre. Je suis convaincu que le  populisme va devenir de plus en plus puissant en Europe. Or il est  difficile de croire que les populistes seront de vibrants défenseurs du  projet européen, car leur fonds de commerce, c'est le nationalisme et la  xénophobie.
 
Quand  on regarde l'Histoire, quelle est la meilleure solution pour sortir  d'une crise de la dette ? Et combien de temps cela peut prendre ?
Il  y a bien eu un pays qui avait une dette dépassant 200% de son PIB, qui  n'a pas fait défaut, et qui n'a pas connu l'inflation. Il s'agit de la  Grande Bretagne après la bataille de Waterloo. Entre 1815 et 1914, la  dette britannique a été réduite, grâce à une croissance forte, grâce à  des excédents du budget primaire et grâce enfin à des taux d'intérêts  bas. La Grande Bretagne pouvait, c'est vrai, compter sur deux avantages :  la révolution industrielle et l'apport de son empire colonial.  Malheureusement, c'est le seul cas que je connaisse. Et en dehors de  cette exception, tous les pays ayant accumulé des dettes trop  importantes au regard de leur PIB ont été conduits au défaut ou à  l'inflation, selon que la dette était libellée dans leur propre monnaie  ou dans une devise étrangère. Nous voyons donc bien ce qui risque de se  passer : les pays qui ne peuvent pas imprimer de la monnaie vont faire  défaut, comme l'Irlande, la Grèce et peut-être d'autres.  Les autres,  ceux qui peuvent créer de la monnaie, à commencer par les États-Unis,  connaîtront l'inflation et des dépréciations monétaires. C'est aussi  cela, la leçon de l'Histoire.
PORTRAIT
Niall Ferguson, un écossais à la fibre braudélienne
Niall  Ferguson, professeur d'histoire à Harvard mais aussi auteur d'ouvrages  historico-économiques et de documentaires pour la télévision et  commentateur très recherché par les médias, fait rarement dans la  sobriété. Le prochain livre de ce quadragénaire écossais diplômé  d'Oxford, qui sortira en Grande Bretagne au mois de mars, s'intitule  tout simplement « Civilization ». Un ouvrage que son auteur qualifie de «  braudélien », en référence au célèbre historien français (1902-1985),  et qui a pour ambition de décrypter les différents facteurs ayant permis  l'essor et la domination de l'Occident sur le reste du monde pendant 5  siècles. Facteurs qui, ont disparu ou dont l'Occident n'a plus le  monopole, analyse l'auteur.
 Orthodharma